Papa-Paillot en Casamance

Publié le par Charles Ménage

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Papayo en Casamance (extrait de ''les anges noirs'')

 

On l'avait envoyé là plutôt pour se reposer: bientôt cinq ans qu'il était au Sénégal, sous ce soleil de plomb, à marcher des heures avec le barda, à faire le coup de feu contre les guerriers des petits chefs qui se partageaient le territoire. Il avait été de ceux qui, en 87 avec Corounat, avaient mis fin au règne sanglant de Ndary-Ba dans le Saloum. Il faut rappeler qu'à l'époque, la grande affaire était de sécuriser le vaste espace allant du Cap-Vert et de la côte ouest jusqu'au fleuve Niger, pour protéger les échanges qui se faisaient par le fleuve Sénégal . Maintenant, il était en poste à Ziguinchor, le port sur la Casamance où pouvaient accoster les bateaux de haute mer et qui avait servi pendant presque deux siècles aux négriers portugais. La région entre le port et la côte était tranquille et on était loin des batailles incessantes de la conquête du Soudan dont on était coupé par le fleuve Gambie, par les contreforts du Fouta-Djalon et par la savane épaisse du Niokolokoba. Le lieutenant d'artillerie de marine Charles Paillottet commençait à s'ennuyer tout en rêvant aux doux yeux de la jeune Normande de Yokohama qu'il devait bientôt rejoindre, lui le baroudeur franc-comtois au poil noir et au regard bleu. Il s'entendait dire «Alors, tu pars, Paillot?» mais le calembour ne l'irritait même plus. C'est avec bonne humeur qu'il accueillit son nouvel ordre de mission: aller explorer la région située au sud de la ville et s'assurer de l'allégeance des chefs locaux. Il prenait avec lui deux caporaux et des tirailleurs recrutés localement, comme il était d'usage depuis Faidherbe. L'expédition avait bien commencé: la végétation est celle de la steppe arborescente, faite d'herbes courtes, parsemée de grands palmiers; quelques grandes cases couvertes de chaume abritaient des gens paisibles et accueillants mais qui semblaient atterrés par la vue de ces quelques militaires armés jusqu’aux dents. Les tirailleurs étaient de moins en moins rassurés tandis que la colonne progressait: ils savaient, eux, qu'on se rapprochait d'une région quasi inexplorée car loin des axes stratégiques, peuplée de Diolas animistes aux solides traditions et de guerriers défendant farouchement leurs territoires. Le troisième jour, le lieutenant avait demandé à ses hommes de redoubler de prudence sans leur avouer qu'il ne savait plus très bien où il était: il n'avait plus comme repères que des sentiers inexistants, des petits cours d'eau ignorés des cartes sommaires dont il disposait et des bandes de cynocéphales qui les narguaient... Les tirailleurs étaient de plus en plus mal à l'aise. Après le bivouac de midi, Charles, téméraire, avait décidé d'avancer seul pour faire le point, avec son fusil, sa gourde et sa boussole. Moins d'une heure plus tard, entendant un bruit derrière lui, il s'était retourné pour constater qu'il était cerné par des guerriers menaçants: ils n'avaient qu'un petit pagne de couleur mais ils étaient armés de sagaies et de couteaux. Inutile de résister; débarrassé de son fusil, il devait se laisser conduire au village et enfermer dans une case ronde et sans lumière. A la tombée du jour, les tam-tams avaient commencé leur rythme funèbre: le sergent avait été emmené au milieu d'un cercle de jeunes guerriers qui dansaient en sautant sur place d'un pied sur l'autre ; puis le sorcier s'était avancé, coiffé de la chéchia de feutre rouge qu'il avait subtilisée au captif, et avait tourné autour de lui en dansant lentement. Paillot était alors persuadé qu'il allait être exécuté : il fallait trouver un moyen de s'en sortir, mais il avait beau chercher, il n'en trouvait pas. Alors, la colère le prit ; il lui vint une envie folle de tout casser, d'accepter de mourir mais de faire cesser cette danse stupide, et quand le sorcier se trouva devant lui en lui présentant son dos, il lui décocha un coup de pied dans les fesses qui l'envoya s'étaler de tout son long, entouré de ses plumes et de ses grigris. Un coup de tonnerre aurait eu moins d'effet. Le tam-tam se tut, les danseurs s'immobilisèrent: avoir touché au sorcier aurait dû faire mourir sur place le blasphémateur et il était toujours debout. Charles réalisa alors la chance qui lui était offerte, il se mît à courir de toutes ses forces dans la savane plongée maintenant dans la nuit et, avant que les autres réagissent, il était déjà hors de portée. Son retour dura cinq jours ou plutôt cinq nuits, à ramper plutôt qu'à marcher, à s'orienter à l'aide de la boussole, à boire l'eau des marigots, à manger des racines et des baies jusqu'à ce qu'il se trouve en terrain connu. Au poste, où ses hommes avaient fini par revenir, tout le monde le croyait mort : on a fêté son retour, (il avait rapporté de son errance un relevé topographique très précis des lieux traversés) mais ce n'est pas pour ce haut fait qu'il a reçu la croix de guerre...

 

Je ne l'ai pas connu; il était mon grand-père, nous l'appelions Papapayo . Il a laissé à la famille des récits exotiques et étranges dont celui-ci, et je n'imaginais pas, en les entendant, que je vivrais, soixante-dix ans après lui, exactement au même âge, là, au sud du fleuve Casamance, d'autres aventures, cette fois non violentes...

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La troisième visite devait être pleine d'intérêt: elle s'est passée de nuit, à Roucoute où se tenait une fête dont nous ignorions la nature et qui devait être réservée aux seuls initiés. Les hommes, qui avaient déjà beaucoup bu, étaient disposés en deux groupes face à face, avançant et reculant alternativement, les armes à la main, en faisant de petits pas saccadés, mimant manifestement un combat sans fin. J'avais dû laisser la voiture à l'entrée du village et demander l'autorisation d'assister à la manifestation: elle ne pouvait être accordée que par le roi. Celui-ci n'avait en fait aucun pouvoir: il était désigné par les anciens qui lui dictaient leurs décisions et, surtout, il était à leur merci. Il était censé ne pas manger, ni boire, ni dormir et les villageois ne devaient jamais chercher à le voir; ainsi donc, il était la victime exclue, déifiée, sacrifiée dans les deux sens du terme, pour assurer la cohérence du groupe. C'est parce qu'il faisait nuit et que j'étais étranger que j'ai été autorisé à le rencontrer et à partager avec lui le vin de palme; j'ai manifesté des signes de respect à ce pauvre garçon qui faisait surtout pitié: sans sceptre, sans couronne, il n'avait qu'une cape de tissu noir et... il était coiffé d'une vieille chéchia de feutre rouge !

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